Au très illustre et magnifique prince seigneur Jean Ange-Marie, duc de Milan, mon honoré seigneur.      "Très illustre et magnifique prince, et mon seigneur très honoré, le commun des mortels et principalement les esprits éclairés et excellents désirent savoir ce qu'il y a de nouveau et ce que les autres ignorent; quant aux choses passées, comme s'ils s'en étaient trop longtemps occupés, ils les prennent en dégoût. C'est pourquoi, magnifique prince, j'ai cru devoir vous faire connaître les choses merveilleuses survenues nouvellement à notre Roi de France et à son royaume.   Déjà, je pense, est arrivée à vos oreilles la renommée d'une Pucelle qui, comme on le croit pieusement, nous a été divinement envoyée. Avant de vous exposer en quelques mots sa vie ; ses gestes, sa condition, ses mœurs, je vais vous dire ses commencements et son origine.   Elle est née en un petit village nommé Domremy, au bailliage de Bassigny, en deçà et sur les confins du royaume de France, sur la rivière de Meuse, près de la Lorraine. Ses parents sont, de l'aveu de tous, de très simples et très braves gens. Elle est venue à la lumière de notre vie mortelle dans la nuit de l'Épiphanie du Seigneur alors que les peuples ont coutume de se rappeler avec joie les actes du Christ. Chose étonnante, tous les habitants de ce village sont saisis d'une joie inexprimable, et, ignorant la naissance de la fillette, ils courent de tous côtés, s'enquérant de ce qui est survenu de nouveau. Pour le cœur de quelques uns, c'est le sujet d'une allégresse nouvelle. Que dirai-je de plus ? Les coqs deviennent comme les hérauts de cette joie inattendue : ils font entendre des chants qu'on ne connaissait pas, ils battent leur corps de leurs ailes, et durant près de deux heures ils semblent présager ce que cet événement amènera de bonheur    L'enfant grandit et se développe. Dès qu'elle en est à sa septième année, ses parents, selon l'usage des villageois, l'emploient à garder les agneaux. Pas un des plus petits ne périt et ne devient la proie des bêtes féroces. Tant qu'elle est restée dans la maison de son père, sa famille vécut dans une si grande sécurité qu'elle n'eut aucunement à souffrir ni des ennemis, ni des malveillants, ni des surprises des pillards. Quand elle eut accompli ses douze ans, elle eut sa première révélation dans les circonstances suivantes : Jeanne gardait les brebis de ses parents avec d'autres fillettes de son âge. Parmi celles-ci, quelques-unes qui jouaient dans la prairie l'appellent et lui proposent de disputer avec elles le prix de la course : une poignée de fleurs sert d'enjeu, ou quelque chose de ce genre. Jeanne accepte, et elle fournit deux ou trois fois sa course si rapidement qu'elle ne semblait pas toucher la terre. Une de ses compagnes lui dit : "Jeanne, je te vois voler en rasant la terre". La course fournie, la jeune fille va se reposer à l'extrémité de la prairie et reprendre haleine. Là, elle reste comme ravie et privée de l'usage de ses sens.   Au moment où remise de la fatigue, elle reprenait ses esprits, un adolescent se présente et lui dit : "Jeanne, reviens à la maison ; ta mère a dit qu'elle avait besoin de toi."  La jeune fille, le prenant pour son frère ou pour un des enfants du voisinage accourt en toute hâte au logis. Sa mère, qu'elle rencontre, lui demande pourquoi elle revient et a quitté ses brebis, et elle lui fait des reproches. La fillette, innocente, répond : "Est-ce que vous ne m'avez pas mandée ?" La mère de répondre : "Non".   Alors, se croyant jouée par l'adolescent, Jeanne se prépare à rejoindre ses compagnes. Soudain, une nuée lumineuse se présente à ses yeux, et de la nuée sort une voix qui lui dit : "Jeanne, il te faut entreprendre une vie toute différente ; tu dois accomplir des choses étonnantes. C'est toi que le Roi du ciel a choisie pour relever le royaume de France, pour secourir et défendre le roi Charles chassé de son domaine. Il te faudra revêtir l'habit d'homme, porter les armes, être chef de guerre. Tout sera dirigé par ton conseil". La voix se tut et la nuée s'évanouit. La jeune fille, stupéfaite d'un tel prodige, se demande si elle doit ou non ajouter foi à ce qu'elle vient d'entendre.   De semblables apparitions se produisent à plusieurs reprises et se renouvellent, soit de jour, soit de nuit. La jeune fille garde le silence ; elle ne découvre ses pensées à personne, sinon à son curé seulement, et elle reste dans ces perplexités durant un laps de temps d'environ cinq ans.   Lorsque le comte de Salisbury eut débarqué d'Angleterre en France, les apparitions et les révélations se multiplient, se renouvellent, et plus que jamais poursuivent la jeune fille. L'émotion gagne son âme, l'anxiété la saisit et la tourmente. Un jour, dans les champs, comme elle était en contemplation, une apparition extraordinaire, plus frappante et plus éclatante que de coutume, se montre à elle et une voix lui dit : "Jusques à quand ces retards ? pourquoi ce peu d'empressement ? pourquoi ne pas te rendre d'un pas rapide à l'œuvre que le Roi du ciel t'a marquée ? Tu ne bouges pas, et cependant la France se meurt, les villes sont dévastées, les justes périssent, les seigneurs sont mis à mort, un sang illustre est répandu." La jeune fille, moins craintive et instruite par son curé, répondit : "Que faire et de quelle manière ? où aller ? je ne sais pas le chemin, je ne connais pas le pays, je suis inconnue du Roi. L'on ne me croira pas ; je serai pour tous un sujet de dérision, et avec raison. Quoi de plus insensé que d'aller dire aux grands qu'une Pucelle va restaurer la France, commander les armées, triompher des ennemis ? Quoi de plus étrange que de voir une jeune fille porter l'habit d'homme !"  Après ces observations et autres semblables, il lui fut répondu : "Le Roi du ciel l'ordonne et le veut. Ne cherche pas davantage comment ces choses se feront ; il en sera de la volonté de Dieu sur la terre comme de sa volonté dans le ciel. Rends-toi dans la ville voisine nommée Vaucouleurs, la seule qui en cette partie de la Champagne obéisse au Roi, et le capitaine de cette ville te mènera sans empêchement là où tu le demanderas."   Ainsi fit ce capitaine. Quand il eut vu les prodiges que la jeune fille lui montra, il la confia à des gentilshommes pour la mener au Roi. Ceux-ci traversèrent sans encombre les pays ennemis, et arrivèrent à Chinon, en Touraine, où le Roi s'était retiré. Le Conseil royal, après délibération, arrêta que la jeune fille ne verrait pas le prince et ne lui serait pas présentée avant trois jours. Mais voilà que soudain les cœurs sont changés. On mande la pucelle. A peine descendue de cheval, des archevêques, des évêques, des abbés, des docteurs des deux facultés l'examinent diligemment sur la foi et les mœurs. Le Roi la conduit ensuite devant ses conseillers afin qu'on la soumît à un interrogatoire plus étroit et plus éclairé. En ces diverses épreuves, elle fut trouvée catholique fidèle, n'ayant rien à se reprocher touchant la foi, les sacrements et les ordonnances de l'Église. Des femmes instruites, des vierges d'expérience, des veuves et personnes mariées l'interrogent curieusement ; elles ne remarquent en elle rien qui ne convienne à la condition et à l'honnêteté d'une femme.   Ce n'est pas tout. Durant six semaines encore on la retient, on l'observe, on la considère : peut-être y aura-t-il changement dans ses idées ou hésitation. Mais non, elle ne change pas : elle continue à servir Dieu, à entendre la messe, à recevoir l'Eucharistie et à exprimer les mêmes desseins. Chaque jour, avec des larmes et des soupirs, elle demande au Roi qu'il lui permette d'attaquer les ennemis ou de retourner en la maison de son père. Ayant à grand-peine obtenu ce qu'elle désirait, elle entre dans Orléans avec un convoi de vivres. Peu après, elle attaque les bastilles réputées inexpugnables des assiégeants et, en trois jours, elle en vient à bout. Un grand nombre d'ennemis sont tués, d'autres sont faits prisonniers, le reste prend la fuite. La cité orléanaise est délivrée et la Pucelle retourne vers le Roi. Le Prince vient au-devant d'elle et l'accueille avec joie. Elle reste quelque temps auprès de lui, le sollicitant, le pressant de hâter la campagne, de rassembler des troupes afin d'achever la défaite des ennemis. L'armée rassemblée, elle assiège la place qui a nom Jargeau : elle l'attaque le lendemain et l'emporte de vive force. Six cents vaillants guerriers sont vaincus, le comte de Suffolk et un de ses frères sont faits prisonniers, l'autre est tué. Trois jours après, Meung-sur-Loire et Beaugency, places fortes et vaillamment défendues, sont attaquées et tombent en son pouvoir. Loin de s'arrêter, le samedi XX juin elle marche à la rencontre du corps anglais qui vient au secours de ces places. L'ennemi est attaqué et vaincu : quinze cents des siens sont tués, mille faits prisonniers, entre autres plusieurs capitaines, le sire de Talbot, de Falstolf, le fils du sire de Hendesfort et beaucoup d'autres. Du côté des Français, il n'y eut que trois hommes tués. En toutes ces choses, nous voyons un miracle de Dieu. Tels sont, avec bien d'autres, les exploits de la Pucelle. Dieu aidant, elle en accomplira encore de plus étonnants.    Cette Pucelle est d'une élégance parfaite ; son port a quelque chose de viril. Elle parle peu, et en ces dits et faits montre une prudence remarquable. Sa voix est douce comme celle des femmes ; elle mange peu, boit encore moins de vin ; elle aime les coursiers et les belles armures ; elle se plait extrêmement avec les gentilshommes et les hommes d'armes ; elle fuit les réunions nombreuses et les propos bruyants ; elle pleure facilement et avec abondance ; sa physionomie respire la joie ; d'une endurance incroyable à la fatigue, durant six jours elle est restée jour et nuit sans un seul instant de relâche, complètement armée. Les Anglais, dit-elle, n'ont aucun droit sur la France. Elle est, assure-t-elle encore, envoyée de Dieu pour les en chasser et les vaincre, toutefois après sommation préalable. Elle a pour le Roi une vénération extrême. Elle dit qu'il est spécialement chéri de Dieu qui veille sur lui d'une manière toute particulière et qui y veillera. Elle dit que votre neveu le seigneur duc d'Orléans sera délivré miraculeusement, mais seulement après avis donné aux Anglais qui le retiennent captif. En mettant fin à cette lettre, Prince très illustre, j'ajouterai que la réalité est plus admirable que je ne saurais vous l'écrire.   Tandis que j'écris, ladite Pucelle, assure-t-on, est déjà arrivée à Reims, en Champagne où, avec l'aide de Dieu, le Roi sera promptement sacré et couronné .    Je me recommande humblement à vous.   Écrit le XXI juin, l'an du Seigneur 1429.   Votre très humble serviteur, Perceval, seigneur de Boulainvilliers, conseiller et chambellan du roi de France, et sénéchal du seigneur duc de Berry.